top of page
Rechercher
  • barbara-bethanie77

Bouchez MR = Marc Dutroux

Je suis témoin oculaire de pédophilie je veux faire justice.

L’affaire Dutroux débute par la découverte près de Charleroi en Belgique, le samedi 17 aout 1996, des corps de deux fillettes de huit ans, Julie Lejeune et Mélissa Russo, enlevées quatorze mois plus tôt. Retenues dans une cave par Marc Dutroux, elles sont mortes de faim. Quelques jours auparavant, deux adolescentes que Marc Dutroux séquestrait dans une autre maison ont été retrouvées vivantes ; quelques jours plus tard, les corps de deux autres adolescentes, disparues depuis un an, sont déterrés. La Belgique est sous le choc et l’évènement provoque une forte émotion. L’affaire Dutroux, abondamment commentée par les journaux belges mais aussi européens, provoque des manifestations en Belgique et en France, dont la plus importante, la « Marche blanche », rassemble à Bruxelles, le dimanche 20 octobre 1996, 300 000 manifestants silencieux. En cette occasion, l’émotion relayée par les médias semble avoir participé au processus de mobilisation.

Pour tenter de comprendre en quoi consiste cette émotion « médiatique », deux temps de l’évènement seront retenus – la découverte des corps des deux fillettes et les funérailles, quatre jours plus tard – et analysés dans les éditions de deux quotidiens français, France-Soir et Libération, choisis non pour leur représentativité d’un discours social porté sur l’évènement mais pour les singularités de leurs dispositifs visuels et de leurs récits1. Ils permettent, en effet, de comprendre, dans des journaux aux positions éditoriales fort différentes, certains processus de mise en relation du lecteur à l’évènement et aux réactions de la société. Notre hypothèse majeure est que, pour produire l’émotion, le discours des journaux tente de confronter directement le lecteur au réel social ; ce faisant, il masque la dimension symbolique pourtant au cœur de l’activité médiatique. Il y a donc une apparente contradiction dans cet effacement de la médiation. Ce processus repose, par ailleurs, sur le recours à des figures destinées à dire l’innommable, sans décrire ces figures (le monstre, l’ogre), qui font partie de la culture du lecteur et peuvent lui permettre d’éprouver une émotion personnelle légitimée par l’émotion collective. L’identification de ces tentatives d’effacement de la médiation se fera par un examen des dispositifs (pour ce qui est de la représentation des affects), des thématiques et des figures (les victimes, le chagrin) et de la rhétorique (la description transparente de l’émotion, l’évènement émouvant en lui-même).

L’affaire Dutroux permet également de s’interroger sur les stratégies politiques de ces deux journaux. Que veulent-ils faire de ce matériau que sont les émotions des individus (éventuellement des lecteurs) et, peut-être, du corps social ? Les « topiques » tracées par Luc Boltanski dans La Souffrance à distance2 – notamment celle de la dénonciation et celle du sentiment – permettront d’amorcer une caractérisation de ces stratégies discursives. Car même si l’émotion est d’abord et avant tout une affaire subjective, les discours médiatiques proposent des éléments susceptibles, non seulement, de la provoquer, mais également de pousser à agir. C’est la possibilité de ce lien entre l’émotion individuelle visée par les médias et la mobilisation collective que nous souhaitons envisager.

La découverte des corps.

La une de France-Soir est un exemple clair de la confrontation « vie-mort » qui se reconstitue grâce à ce que le lecteur sait déjà. Par les photos, l’édition du 19 aout signifie la découverte des corps de Julie et Mélissa : les enfants sont mortes de faim, à la suite d’une longue séquestration. Mais le journal ne montre pas cette mort, impossible à décrire. Il fait simplement l’économie discursive de cette représentation et tente d’occulter la médiation dont il est pourtant le support.

La une met en place un dispositif visuel dont la visée émotionnelle est assez perceptible : les photos des six victimes, dont celles des fillettes retrouvées mortes, sont disposées autour de celle de leur bourreau, Marc Dutroux. Les images des victimes semblent être des photos scolaires, les enfants sourient. Mais, pour les deux fillettes qu’on vient de retrouver, les vignettes sont barrées, en haut à gauche, par la mention « Morte ». Le dispositif visuel rend donc présent le réel de l’évènement d’autant plus fortement que c’est l’imaginaire du lecteur qui travaille. Cette « re-suscitation » du réel s’appuie sur celle des petites filles par les photos et permet une évocation directe du drame de la disparition, stratégie renforcée par la confrontation que la une organise : le meurtrier présumé de toutes les victimes est au centre de la page et sa place suggère son statut de bourreau, souligné par des termes (monstre, Barbe-Bleue, ogre ou grand méchant loup) du ressort de l’imaginaire. Cette présence particulière de Dutroux renvoie à la caractérisation que fait Luc Boltanski de la topique de la dénonciation. Dans cette topique, qui vise à la mise en mouvement du sujet, il est nécessaire d’identifier le persécuteur, car l’indignation n’est possible que « dans la mesure où le malheureux est spécifié par sa relation à un persécuteur, c’est-à-dire en tant que victime »4. Lorsque l’action – qui devrait suivre l’indignation – est retardée et médiatisée, l’émotion du spectateur doit être maintenue. Le discours de la dénonciation est donc à la fois indigné et minutieux, émotionnel et factuel. Il vise à déclencher une action collective en faisant de la parole un instrument de mobilisation contre les « fauteurs de malheur ».

Autre élément visant à produire l’émotion dans ce dispositif de une : la hiérarchisation des vignettes, qui produit un horizon d’attente particulier. Les photos des deux fillettes retrouvées vivantes, barrées d’un bandeau indiquant « Violée », amorcent le trajet visuel suggéré au lecteur de la une (en haut à gauche d’un Z). Puis viennent les photos des deux fillettes retrouvées mortes. C’est informé de ce réel que le lecteur découvre les deux vignettes suivantes (en bas à droite du Z) : deux photos de jeunes filles, souriantes elles aussi, barrées d’un bandeau « Disparue ». La mise en scène est tout à fait efficace, car le lecteur est placé dans l’ignorance du sort des deux dernières jeunes filles. Or, s’il est possible de mettre des mots sur une réalité connue pour maitriser l’émotion éprouvée, l’incertitude maintient le lecteur dans la crainte d’un pire, qui peut alors engendrer l’émotion puisqu’il interdit l’anticipation raisonnée et laisse l’imaginaire proposer les scénarios à venir.

Cette première une de France-Soir fait ainsi une large place aux éléments susceptibles de provoquer l’émotion des lecteurs. En faisant passer le texte au second plan du dispositif, le journal entraine le lecteur dans un processus de compréhension directe de l’évènement et lui permet d’être, éventuellement, au diapason d’une émotion collective. Un dernier élément significatif de cette démarche tient au fait que les photos de une ne représentent aucune scène collective. Ce sont des individus singuliers qui sont montrés au lecteur et qui lui font nouer une relation singulière à l’évènement et à ses acteurs.

Le dispositif visuel présenté par Libération semble, d’emblée, beaucoup moins solliciter l’émotion. Le premier indice de modération de ce dispositif tient en ce que l’évènement ne « monte » pas en une. Il est traité sur une page (contre quatre pour France-Soir) dans la séquence « Monde ». La modération émotionnelle de la mise en scène est également signifiée par l’infographie présente sous les deux photographies des fillettes. La schématisation – grâce à deux cartes, de la Belgique et de la région de Charleroi – renforce la distanciation de l’information sur la découverte des corps.

L’édition du lundi 19 aout présente une photographie centrale qui donne une grande place à la représentation d’émotions vécues. Le lecteur est placé face à l’image partielle d’une foule rassemblée près de la maison de Marc Dutroux : au centre et au bord droit de la photo se trouvent deux femmes qui tiennent des mouchoirs et essuient leurs larmes. L’émotion est manifestée physiquement par ceux que la légende décrit comme « des grappes de badauds agglutinés aux abords de la maison de Dutroux », tandis que le dispositif visuel tente de donner à son lectorat les éléments nécessaires à une compréhension de l’émotion collective. Il y a là une visée de représentation transparente et de partage de l’émotion ; mais un élément empêche radicalement la réalisation de ce partage : le lecteur est placé face aux badauds et sa position dans le dispositif est celle d’un spectateur qui voit l’histoire se jouer devant ses yeux, tout en ne pouvant que constater sa distance irréductible vis-à-vis de l’évènement. Le spectacle frontal bloque, dans ce cas, la possibilité de partager l’émotion montrée.

Face au pic évènementiel que constitue la découverte des corps de Julie et de Mélissa, les deux quotidiens adoptent donc des stratégies assez éloignées. Fidèle à sa position de « journal populaire », France-Soir choisit de faire corps avec l’émotion vécue en effaçant les signes de sa médiation par une susceptible de provoquer émotion et mobilisation. Libération, dans un registre moins populaire mais fortement impliqué dans les faits de société, affirme, par le point de vue photographique adopté, le principe de représentation qui fonde l’exercice médiatique. Les deux journaux élaborent donc des traitements assez différenciés quant à la mobilisation affective de leurs lecteurs ; et cette différence se marque à nouveau dans les éditions consacrées aux funérailles des fillettes.

L’édition du lundi 19 aout présente une photographie centrale qui donne une grande place à la représentation d’émotions vécues. Le lecteur est placé face à l’image partielle d’une foule rassemblée près de la maison de Marc Dutroux : au centre et au bord droit de la photo se trouvent deux femmes qui tiennent des mouchoirs et essuient leurs larmes. L’émotion est manifestée physiquement par ceux que la légende décrit comme « des grappes de badauds agglutinés aux abords de la maison de Dutroux », tandis quue le dispositif visuel tente de donner à son lectorat les éléments nécessaires à une compréhension de l’émotion collective. Il y a là une visée de représentation transparente et de partage de l’émotion ; mais un élément empêche radicalement la réalisation de ce partage : le lecteur est placé face aux badauds et sa position dans le dispositif est celle d’un spectateur qui voit l’histoire se jouer devant ses yeux, tout en ne pouvant que constater sa distance irréductible vis-à-vis de l’évènement. Le spectacle frontal bloque, dans ce cas, la possibilité de partager l’émotion montrée.


La suite est dans ce site:




9 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
Post: Blog2_Post
bottom of page